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La photographie comme une immobilité silencieuse

© Didier Ben Loulou, juin 2017, Paris



Errer dans les villes, c’est transporter avec soi une expérience, une capacité à questionner le monde, mais aussi une banlieue, des visages, toutes ces vies invivables. Qu’importe à la fin que les images soient simples, terribles ou hallucinantes ! Certains jadis creusaient leur tombe dans les nuages, ils furent plus de six millions. L’Europe, depuis, a le droit à sa cohorte de survivants, de clandestins, de migrants. Qu’est-ce qu’une photographie ? se demande Stéphane Asseline. Celle qui rend compte de l’expérience ? Ou celle qui surgit des replis du réel dans toute sa brutalité et qui fragmente quelques bribes de vie ? Pas à pas, il faut avancer, se perdre sur un marché, dans une cité HLM, une gare de triage, en se condamnant à refuser l’évasion. Il faut savoir se tenir debout devant ces forces obscures, être à l’affût de ceux qui veulent vous réduire à un chiffre, à ce potentiel consommateur. Les nuits succèdent aux jours et les saisons passent. Dans Le Monde, je lis : « Que faire devant un désaveu aux conséquences si macabres – plus de 5 000 décès en Méditerranée pour l’année 2016, selon le HCR ? » Hospitalité ou rejet, selon les territoires, de Lesbos à Lampedusa, des régions entières deviennent des lieux de l’exil. À Villeneuve Saint-Georges, on croise des hommes et des femmes qui ont, pour la plupart, laissé derrière eux la guerre, les destructions, la barbarie, la mort. Alors, à quoi bon questionner « l’ontologie de ce médium » ? comme dirait tel petit critique falot et bien-pensant face à l’horreur. Laissons-les à leur désertion et déréliction, produisant sans fin de ces discours tièdes pour un cénacle douillet composé d’entre nous. Définitivement l’art n’a pas son Goya à chaque génération. Walter Benjamin lui aussi avait fui entamant un dialogue avec l’ange de l’histoire. Toute vie est éminemment fragile. Alors devant l’éphémère, le temps destructeur, le transitoire, parfois une œuvre silencieuse, inconnue se crée lentement sur des années. Stéphane Asseline ne réalise pas un travail sur la banlieue, sur notre société ; il invente son extension. Il ne s’attache pas à décrire, mais par des formules visuelles et délicates, il le précise autrement, dans un autre écoulement. Question de rythme, de tempo… Son travail parle de lenteur, d’introspection, qui ne seraient pas le fruit d’un pointage rigoureux, typologique, d’une description factuelle. Il réinterprète des impressions. C’est en deçà du document habituel que se font ces images. Stéphane Asseline choisit la singularité du motif pour nous parler ; il capte des apparitions ; il retourne l’imagerie habituelle pour nous faire entrevoir autre chose. Récapitulons… D’un côté, une humanité qui souffre ; de l’autre, un photographe qui réalise une série d’images racontant en creux ce monde. Elles ne sont en rien hyperboliques ni ne surévaluent la misère comme le fait généralement le reporter. C’est une véritable proposition visuelle. Ici on aborde ce chaos par des interstices inhabituels.

C’est à la chambre grand format que se font ces images : trépied, plans films, voile noir, travail à l’argentique, tout un rituel d’un autre temps. Cette démarche contraignante nous fait voir des images plus dilatées, plus lentes, plus mentales et flottantes. Exit les moments fugaces, les simples instantanés. L’auteur nous invite à comprendre sa volonté d’entrer dans la patience du regard avec la capacité qu’il a de produire du récit sans accumuler les images, parfois brutales. Une vraie force d’étrangeté parcourt ces photographies. Cela vient-il de la fragilité des êtres qui posent dans une solitude partagée ? Visages d’enfants troublants, ou celui de cet homme fermant les yeux devant l’objectif ; cet instrument de musique, un oud, posé sur un canapé. Les visages et les objets nous racontent d’autres contrées. Omniprésence des origines lointaines liées à l’ailleurs, aux départs, à l’arrachement, à l’oubli. Que reste-t-il de l’espérance, juste l’image de ce bar-hôtel ? Le photographe cherche à mêler les genres dans une sorte de parabole entre un certain état du monde, son devenir et malgré tout l’espérance. Ces images ne sont pas là pour nous égarer. Elles ne se tiennent pas à la lisière d’un rêve. Elles ne transigent pas avec le social, la pauvreté, la discrimination, le chômage, l’illettrisme, le fondamentalisme, le multiculturalisme, tous ces bouleversements qui secouent aujourd’hui l’Europe. Villeneuve Saint-Georges, microcosme, raconte cette grande mutation de l’Europe. Je voudrais m’arrêter sur une photographie, un mur sur lequel un mot en anglais est inscrit en lettres rouges Humans, trois traits partent de son centre où les noms de Mahomet, du Christ et Moïse sont écrits. Dans les rues de cette ville, communiste de longue date, sur ses murs, est présent, de plus en plus prégnant, le religieux, l’islam en particulier. Ce nouvel ordre, qui inspire aujourd’hui des populations entières, vient parasiter les utopies d’hier ; il révèle ce qu’est notre époque avec ses clivages et ses enjeux. Il existe aussi une manière particulière et nouvelle de revisiter la street photography chez Stéphane Asseline : il l’intègre à une histoire plus intime ; il recentre son sujet par un cadrage longuement préparé, pourtant aucune thèse réaliste chez lui. Dans cet écart, cette photographie devient intéressante. Les images se superposent de manière hybride tant sur un plan technique que visuel. Il y a de l’inattendu dans ce que le photographe nous donne à découvrir, car nous demeurons confrontés à l’étrangeté, sans qu’aucune expression ne provoque, sans événement particulier, ni véritable confrontation, ni situation inattendue. Seulement de l’attente, des êtres prisonniers d’une rêverie, rappelés par leur passé, des regrets, ce quelque chose qui les place ailleurs : des sortes de décalés en retrait. Si penser à un homme est presque le sauver ; le photographier, ce serait l’accompagner dans son rêve, dans son désœuvrement, dans sa solitude, ne pas l’abandonner complètement. La photographie, la vie comme une immobilité silencieuse…